Quelques Notes à Propos d' Houellebecq
Le Masochisme et le Refus du Masochisme Chez Houellebecq et Matheson
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Presque innombrables sont les passages où Freud, sur le point de saisir une vérité importante, retombe dans le positivisme bête de sa formation de médecin de l’ère de Helmholtz. Nulle part, pourtant, de manière plus décevante que dans son traitement du masochisme.
La caractérisation, tellement arbitraire et superficiel, de celui-ci comme « contrepartie » du sadisme.
Corrélatif à cette classification générale, la caractérisation douteuse de la signification des plaisirs du masochiste : infantilisation, feminisation.
Finalement, la tentative de résoudre le paradoxe d’un plaisir pris à la douleur en ayant recours à la couronne du positivisme freudien : le modèle fechnerien de la pulsion de mort etc.
Freud se trompe, en grande partie, partout.
Ou au moins, il y a des avenues beaucoup plus larges à explorer ici.
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Une percée dans le massif (à peine moins arbitraire) : et si le milieu religio-culturel dans lequel le « masochisme » apparait y était pour autant que la « drame familial » de son initiateur ?
La passion de Sacher-Masoch pour la culture juive de son pays est très connue. Mais – même en face de la présence réciproque évidente d’un « masochisme » répandu dans la culture juive polonaise (Bruno Schulz) – on n’a parlé que très peu de l’enchevêtrement de la culture hassidique et le masochisme.
Même dans le livre de Deleuze le roman de Sacher-Masoch qui prend Sabtai Zevi comme protagoniste n’est traité qu’en passant.
Deleuze ne semble pas percevoir l’importance de l’aspect proprement religieux : la figure de « Sabtai » n’est traité par Deleuze qu’en termes psychologiques.
Mais le légende de Sabtai Zevi forme la fondation de toute cette culture
La notion d’un salut apporté à tout le monde, même le plus bas
A cette niveau de bassesse, « péché » se confond avec « misère ».
Borges, Judas et le trait de « lâcheté »
il s’agit de la rédemption de la misère dans tous ses aspects – un but atteint au moyen d’un changement de perspective nécessairement impalpable, imperceptible
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Si on reformule de cette façon le rédemption comme sauvetage non seulement du pécheur mais du souffrant les parallèles avec le masochisme sont évidentes
Le masochisme est un « messianisme » qui se sert des mêmes techniques que le sabbatianisme
Tout échec est transformé en victoire, tout refus en acceptation, toute absence en présence, par un déplacement de perspective qui n’a lieu, par définition, qu’absolument in foro interno.
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On ne peut manquer de constater un progrès de cette « ontologie érotique » dans notre culture des dernières vingt, trente années.
Plus signifiant peut-être que l’érection en modèle de l’homosexualité etc. est l’acceptation croissante de cette attitude ontologique qui peut s’adapter à toutes les « paraphilies »
La scénario « cuck » dans notre ère.
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On est frappé du degré de résistance.
Houellebecq en tant qu’auteur qui refuse toute « échappée » de ce genre
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Contre-exemple : Matheson et « Shrinking Man »
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La « suicide européen » comme instance du « masochisme moral » auquel Freud fait référence.
Il y a certainement un aspect sexuel aux « invasions migratoires » actuelles
Ironiquement, « le Grec » a été remplacé par « le Nègre »
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Mais puisque Freud se trompe à l’égard de l’étiologie, ce masochisme politico-érotique ne veut pas forcément dire la mort.
« Cuckery » comme la forme actuelle de « Geist » européen.
Nous vivons dans une époque où ce qui se dit et s’écrit de ceux dont les noms apparaissent sur la « liste noire » des néo-réactionnaires ne se mesure plus à l’aune de la raison. Le lecteur de Michel Houellebecq, donc, ne s’est étonné guère de voir les écrits de celui-ci qualifiés, dans les pages de Politis, journal d’opinion « d’engagement humaniste, social et écologiste », d’expressions d’un « machisme sans nom ». Il s’agit d’un jugement du journaliste Christoph Kantcheff, émis à la sortie, début 2015, du roman Soumission, mais il s’étend explicitement à tous les écrits d’Houellebecq.[1] Un tel jugement global, même reconnu comme programmé et inévitable, n’en fera pas moins à tous ceux qui ont lu avec attention surtout les premiers romans d’Houellebecq l’impression d’un contresens. Les protagonistes des romans Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires ne sont-ils pas tout le contraire de « machistes », défini par Larousse comme des adhérents à « une idéologie fondée sur l’idée que l’homme domine socialement la femme et qu’il faut, en tout, faire primer des supposées vertus viriles » ? Ne s’agit-il pas chez l’ « homme houellebecquien » - une notion qui est aussi devenue courante dans une certain aire du journalisme française depuis la publication de ces deux romans au milieu des années 90[2] – plutôt d’un « raté » de la « domination sociale », d’un être pour lequel les « vertus viriles » se présentent surtout sous forme de tout ce qui lui manque ?
C’est par la qualification « sans nom » que le jugement émis par Kantcheff se défend préalablement contre l’objection que nous venons d’avancer. Le protagoniste typique des écrits d’Houellebecq (ainsi pourrait-on reformuler de manière plus large et plus explicite la thèse de Kantcheff) s’il ne peut être dit avec raison – comme on pourrait dire avec raison, par exemple, du protagoniste typique d’Hemingway ou même du protagoniste typique de Sartre – d’incarner lui-même les « vertus viriles » machistes, il n’en reste pas moins même dans sa condition de celui qui manque, et qui est douloureusement conscient de manquer, de ces vertus foncièrement solidaire de celles-ci. Et en effet, sitôt qu’il est reformulée ainsi, même le lecteur attentif et appréciatif d’Houellebecq ne pourra pas nier, en bonne conscience, qu’il y a quelque chose dans sa propre expérience des romans fondateurs de l’œuvre d’Houellebecq et du concept devenu courant d’ « homme houellebecquien » qui fait écho au jugement de ce critique « progressiste » hostile qui n’a probablement lu ces œuvres qu’à son corps défendant. Celui se trompe, ne soit-il que d’un peu, qui n’entend dans le titre Extension du domaine de la lutte rien d’autre qu’un ton de condamnation froide et ironique de la « lutte » dont il y est question et de son « extension » inexorable et impitoyable dans notre époque post-moderne. Au fur et à mesure de la lecture de ce roman de 1994 le lecteur attentif ne peut pas manquer de se rendre compte qu’il y a aussi une espèce de « point d’honneur » pour le protagoniste houellebecquien dans la constatation de cette « extension du domaine de la lutte » et même dans l’acte d’assumer cette extension inexorable comme quelque chose de presque voulu.
Jetons, par exemple, un regard sur le commentaire donné par le narrateur de ce roman sur la mort, accidenté en voiture, de son ami Raphäel, personnification, à un degré encore plus marqué qu’il l’est lui-même, de l’échec sexuel mâle :
« Au moins, me suis-je dit en apprenant sa mort, il se sera battu jusqu’au bout…Au moins il n’aura pas abdiqué, il n’aura pas baissé les bras. Jusqu’au bout et malgré ses échecs successifs il aura cherché l’amour. Ecrasé entre les tôles dans sa 205 GTI…je sais que dans son cœur il y avait encore la lutte, le désir et la volonté de la lutte. »
S’il y a, donc, erreur ou malhonnêteté dans le chef d’accusation de Kantcheff « machisme sans nom » ceci est à chercher, finalement – et contrairement à ce que nous venons de dire – plutôt dans la qualification « sans nom » que dans le substantif qu’elle qualifie. Si le « machisme » d’Houellebecq ne dit pas tout haut son nom, il le donne assez clairement à entendre. Il s’agit d’un « machisme de l’échec ». Si l’ « homme houellebecquien » ne domine en tant qu’homme, ni nourrit même l’espoir de dominer, il met un point d’honneur à vivre son désespoir de « masculin raté » jusqu’au bout.
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La reconnaissance de ces premiers romans d’Houellebecq comme des expressions d’un « machisme de l’échec » est beaucoup plus facile aujourd’hui qu’à l’époque de leur première publication puisqu’il s’est constitué, entretemps, un langage apte à l’articulation de cette variante spécifique du machisme et de l’expérience qui la suscite. Il s’agit du langage du « mouvement incel », une espèce de sous-culture qui s’est développé – en grande partie dans le monde virtuel de la Toile – au cours des dernières quinze années. En recourant à ce langage « incel » il est possible de définir le « machisme sans nom » de l’homme houellebecquien de manière encore plus précise : à savoir, comme un refus de tout « coping ».
« Coping » désigne, pour l’ « incel », toute stratégie que l’individu – un individu par définition, dans ce cas, mâle – pourrait méditer à adopter pour remédier à sa condition de « célibat involontaire » – hors une seule, à savoir cette stratégie d’ « assaut frontal » sur sa propre statut d’ « incel » qui consisterait à entrer en concurrence directe avec l’ « alpha male » le « Chad » qu’il n’est pas et qu’il ne sera jamais. Comprises sous cette catégorie de « coping », donc, seraient non seulement toutes les stratégies de « sublimation » de la vie sans congrès sexuel (Thomas Mann en donne la description minutieuse dans sa nouvelle d’une cruauté exquise Der Kleine Herr Friedemann) mais aussi toutes ces stratégies de perversion au travers desquelles il semble être possible d’arriver à transformer, au moins sur le plan de l’expérience intérieure, l’absence de l’objet érotique convoité en une présence, le refus en un consentement. Les romans d’Houellebecq ne manquent pas d’instances du « coping » du premier type. Les deux demi-frères des Particules élémentaires s’adonnent, chacun de son côté et de sa façon, à des « sublimations » intellectuelles de leurs misères animales. Les velléités littéraires de Bruno sont caractérisées comme des substituts à l’assouvissement sexuel introuvable. Et autant est sans doute le cas aussi, sur le plan subjectif-psychologique, de la passion scientifique de son demi-frère Michel, même si, objectivement, cette passion apporte à la fin, dans l’univers houellebecquien sans issue humaine, un salut à l’humanité entière qui consiste à l’autosuppression de celle-ci.
Mais ce dont quelques-uns, au moins, parmi les lecteurs de ces romans fondateurs de l’œuvre d’Houellebecq se trouveront plus fortement frappés c’est la distance que l’« homme houellebecquien » persiste à garder vis-à-vis de tout « coping » du deuxième type : c’est-à-dire, la perversion sexuelle. Le protagoniste houellebecquien se distingue surtout par un refus marqué de cette forme de perversion sexuelle qui est la jouissance masochiste de l’exclusion et de l’échec. Cette dernière est bien une mode de jouissance dont l’existence est au moins reconnue dans l’univers houellebecquien. Dans la scène charnière d’Extension du domaine de la lutte qui précède la « nécrologie » offerte par le protagoniste de ce livre à son ami Raphaël, ce dernier, qui a suivi sur une plage nocturne déserte la belle femme qu’il convoite et le jeune métissé qui la lui a soufflée avec une facilité humiliante, médite, un moment, de se masturber en épiant le couple dans l’acte d’amour – c’est-à-dire de renverser, dans un tour de force « idéaliste », la crucifixion de sa masculinité en extase masochiste. Mais cette stratégie idéaliste de voyeurisme masochiste, à peine conçue, cède tout de suite, dans l’univers houellebecquien, à l’impulsion machiste de meurtre, avant que celle-ci, à son tour, ne cède à ce « machisme de l’échec » qui est le suicide.
Un motif tout à fait analogue est à constater dans Les particules élémentaires. Le protagoniste de ce dernier roman, Bruno, est enseignant dans un lycée de la couronne parisienne et souffre les peines de l’Enfer d’être le témoin quotidien obligé des caresses échangées entre une belle écolière blonde de seize ans et son « petit ami » noir. La sensibilité sexuelle « normale » s’en trouve, peut-être, encore un peu interloquée mais l’histoire culturelle actuelle nous offre des preuves abondantes que ce témoignage tétanisé de la miscégénation peut très bien assumer la fonction d’une source de jouissance autonome. L’entrelacement, dans le fétiche du « cocuage », du sentiment masochiste avec un suprématisme blanc qui avoisine le couplage avec un noir au couplage avec un animal est un grief principal du progressisme contemporain contre les « incels » qui, si ils tendent à rejeter le fétiche du cocuage comme une stratégie de « coping », n’en ont pas moins une connaissance intime et précise de la tentation que cette stratégie, ce fétiche, représente. Bruno, pourtant, semble rester insensible à cette tentation spécifique. La réponse suscitée en lui par ces souffrances érotiques – tout en étant, par la force des choses, la réponse d’un impuissant sur le plan réel – n’en prend pas moins la forme d’un « machisme » au moins de parole et d’attitude. Il compose un pamphlet d’un racisme fiévreux et déclamatoire qui est accueilli chaleureusement, en tête à tête, par l’intelligentsia parisienne, quitte à être rejeté et renié publiquement par ces mêmes intellectuels.
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Où faut-il chercher, donc, pour trouver, dans la littérature moderne, le portrait fidèle de tout ce qui est rejeté par Houellebecq dans son rejet principiel du « coping » masochiste ? La réponse à cette question qui s’offre avec la plus grande évidence ne sera pas, sans doute, la réponse de qui s’y connait un peu dans la matière. Les romans de Sacher-Masoch sont loin, c’est connu, d’être exemplairement « masochiste ». Le récit de « Venus en Fourrures », par exemple, qui est le récit d’un calvaire de la masculinité, se trouve encadré, et en un sens « biffé », d’un récit de suprématie masculine. Ici, je veux avancer la thèse que c’est dans un autre roman de l’époque moderne – un roman qui a appartenu dès le début à ce genre inférieur de « pulp fiction » dans lequel les romans de Sacher-Masoch ne sont déchus qu’après le déclin de la vogue dont ils ont joui parmi les classes cultivées de la fin de siècle et lors de leur réédition, entre 1930 et 1970, en guise de pornographie « soft » - qu’on peut examiner au mieux les chemins psychologiques et philosophiques que Houellebecq se refuse à explorer. Il s’agit du roman The Shrinking Man de Richard Matheson publié en 1956 et adapté au cinéma, sur la base d’un scénario rédigé de Matheson lui-même et sous le titre The Incredible Shrinking Man, l’année suivante.
Offrant des points de prise presque innombrables à la « déconstruction » féministe, le récit de l’ « homme qui rétrécit » se trouve analysé et réanalysé, tant dans les publications doctes que dans les médias populaires, depuis au moins quarante ans en tant que cauchemar révélateur de la peur dont la psyché collective des années 50 aurait été hantée d’un écroulement imminent des structures du pouvoir patriarcale. A peine, pourtant, est l’idée venue aux esprits de celles et ceux qui se sont occupés de l’analyse psychologique ce récit de le contempler sous l’angle d’une mise en scène de la jouissance masochiste de cet écroulement.
Cette inattention est d’autant plus repréhensible vu que l’œuvre entière de Matheson présente un « fil rouge » de sensibilité masochiste difficilement méconnaissable. Prenons, par exemple, le mieux connu des romans « pulp » de Matheson: l’I Am Legend publié en 1954 et trois fois adapté au cinéma entre 1964 et 2007. Il a fallu quelques décennies pour que soient reconnues les affinités entre, d’un côté, l’aventure fantastique raconté dans ce récit à mi-chemin entre science-fiction et roman d’épouvante « gothique » – il s’agit de l’histoire du seul survivant d’une catastrophe qui aurait annihilé la plus grande partie de l’humanité et transformé ce qui en reste en prédateurs vampiriques – et, d’autre côté, l’expérience douloureusement monotone du « célibat involontaire ». Ce n’est qu’en 2005 que le critique Dan Schneider avance à propos de I Am Legend qu’il pouvait s’agir ici du « plus grand roman qu’on ait jamais écrit sur le thème de la solitude humaine ». L’inclusion de certains détails d’une ingéniosité spécialement diabolique porte à croire que Matheson n’était peut-être pas tout à fait inconscient du potentiel de volupté masochiste que recèle cette situation baudelairienne d’une « solitude entourée d’une multitude » qui se trouve, ici, reflétée et magnifiée dans les drames fantastiques d’un monde post-apocalyptique. Assiégé dans son pavillon de banlieue par une armée de vampires des deux sexes, ce protagoniste jouit et souffre à la fois, chaque nuit de sa captivité interminable, des actes exhibitionnistes de la part de femelles entre l’armée assiégeante, déployés dans le but de le tirer hors de sa redoute, où il sera, sitôt qu’il cède à un désir sexuel rendu presque immaitrisable par des années d’existence solitaire, dévoré vif d’elles et de leurs compagnons mâles.
Dans The Shrinking Man, publié deux ans plus tard, cet aspect masochiste du monde imaginaire de Matheson, qui n’est que frôlé dans I Am Legend, occupe presque l’avant-scène du récit. Ce texte de 1956 fait à maintes reprises référence explicite à la jouissance perverse masochiste mais la présence là-dedans du thème du masochisme est en vérité beaucoup plus large et profonde que n’est indiqué par ces allusions directes. On peut même dire que cette diffusion multiforme du sentiment masochiste à travers tout le roman de Matheson nous apprend beaucoup à propos des défauts et des erreurs de la théorisation de celui-ci par la sexologie du 19ème siècle et par la psychanalyse freudienne, qui a adopté et assumé à son propre compte, sans critique rigoureuse ou systématique, les classifications et les catégorisations de cette sexologie. Le monde expérientiel décrit dans « L’homme qui rétrécit » fait remarquer, surtout, combien la liste des « paraphilies » dressée par Krafft-Ebing, et adopté en grande partie par Freud, repose sur certaines « erreurs catégorielles » fondamentales. Dans la Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing on traite du masochisme comme d’une « paraphilie » semblable aux autres et le range sur le même plan analytique que, par exemple, la scopophilie ou la pédophilie. Ce que le lecteur apprend, pourtant, à une description concrète – soit-il imaginaire, voire fantastique – de l’expérience sexuelle comme celle que nous offre le roman de Matheson, c’est que la perversion masochiste appartient, au moins par l’un de ses aspects, à un ordre ontologiquement distinct de celui de certaines autres « paraphilies » plus spécifiques et plus étroitement attachées à leurs objets particuliers.
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Penchons-nous un moment sur l’exemple de la dernière-nommée de ces « paraphilies » à objet fixe et spécifique : le désir qui prend comme objet des individus non encore sexuellement mûrs. La pédophilie jouit, dans « The Shrinking Man », d’une présence remarquablement large. (Dans l’adaptation cinématique, pour des raisons évidentes, ces épisodes d’une perversité sexuelle explicite et extrême se trouvent complètement omis). Plus signifiant, pourtant, que l’envergure de la présence de la perversion pédophilique dans le roman de Matheson est sa qualité protéenne, sa susceptibilité d’être informée et remodulée par une instance extérieure à elle et existant, pour ainsi dire, sur un autre plan onto-psychologique. Or, cette instance est le masochisme. Pour parler tout spécifiquement : dans le récit de l’ « homme qui rétrécit » le voyeurisme et la pédophilie jouent le rôle de choses informées tandis que le masochisme joue, vis-à-vis d’eux, le rôle, fondamentalement distincte, d’une instance informante.
L’ « homme qui rétrécit » se trouve, en effet, empêtré dans la « paraphilie » pédophilique à deux points distincts dans le processus de son rétrécissement. A un point encore peu avancé de ce dernier, où il a encore la taille d’un garçon d’à peu près douze ans, l’ « homme qui rétrécit » fait l’expérience de glisser tout naturellement dans un certaine dynamique pédophilique et dans le rôle, spécifiquement, de la « proie » vis-à-vis d’un vieux prédateur pédéraste rencontré par hasard dans la ville. Ici, il n’y a pas besoin de spéculer que l’ « homme qui rétrécit » aurait pu trouver une certain jouissance masochiste dans l’assomption de ce rôle de proie érotique. Le texte, en effet, le dit tout explicitement :
« C’était du masochisme, se dit-il, de jouer ainsi, délibérément, le rôle d’un petit garçon ».
Il y a, pourtant, un détail du développement de cette thématique dans le récit dont il serait impossible de surestimer l’importance philosophique. L’ « homme qui rétrécit » sortit, avec le passage du temps, de cette dynamique pédophilique de la même manière dont il y a entré : à savoir, porté de l’inertie de son rétrécissement qui, à peu près à mi-chemin dans le déroulement de l’histoire racontée, fait de lui un être qui ne peut plus se permettre, sans provoquer un effroi ou un émerveillement scandaleux, un contact humain de quelque genre qu’il soit, même en se glissant dans le rôle mensonger d’enfant ou de nain de cirque. Mais, une fois réduit au rôle d’ermite et d’observateur impuissant du monde humain d’un point extérieur à celui-ci – il observe dorénavant ce monde à travers les grilles de ventilation et les fentes des portes du sous-sol de la maison dont il était jadis le maître – il arrive qu’il rentre dans cette même dynamique. Il y rentre, pourtant en assumant – et voici le point essentiel – le rôle directement contraire et complémentaire à celui qu’il avait assumé à un stade antérieur du processus.
Habitant secret, et d’une taille moins grande que celle d’un enfant, de son sous-sol solitaire, il devient lui-même « prédateur » - ne soit-il que prédateur optique et sur le plan des fantasmes et des projections – de l’enfant qui vient garder sa fille dans ce ménage devenu, depuis son rétrécissement au-delà des confins de l’humain, monoparental. Au début de ce long épisode qui remplit tout l’onzième chapitre du roman la femme du protagoniste émet, interrogée là-dessus, la supposition que cette jeune gouvernante qui vient exercer sa fonction chez lui sans être informé de son existence aurait « seize ans ». Mais il est loin d’être dépourvu de signifiance qu’un moment d’indétermination, de flou inquiétant, se trouve ajouté tout de suite à ce personnage sous l’aspect de son stade de maturation. Elle n’en a peut-être que « quatorze ou quinze » (p. 126 de l’édition française publiée chez Denoël). La transgression, donc, dont le protagoniste se rend coupable vis-à-vis de cette « babysitter » devient l’image spéculaire de la transgression que le vieux pédophile s’était permise vis-à-vis de ce protagoniste lui-même à un point antérieur du récit.[3]
Ce qu’il faut saisir avant tout ici, c’est la (pour ainsi dire) « différence ontologique » entre la jouissance pédophilique et la jouissance masochiste. Les deux n’opèrent pas du tout, comme un « sexologie » du genre pratiqué par Krafft-Ebing et hérité en grande partie par la psychanalyse voudrait nous faire accroire, sur le même plan. Celle-là, comme nous avons dit au début de cette partie de notre exposition, se laisse informer de celle-ci au plein sens philosophique de ce terme. Elle devient, autrement dit, son véhicule. C’est de cette manière qu’il s’explique la facilité remarquable avec laquelle l’ « homme qui rétrécit » s’avère capable de se déplacer entre les rôles de « proie » et de « prédateur » dans la dynamique pédophile. C’est que la jouissance pédophile n’était jamais, dans ce récit, la jouissance recherchée. L’histoire de l’ « homme qui rétrécit » est une histoire dont le moteur est la jouissance masochiste est ce n’est que cette jouissance masochiste, non dans mais sous la forme de la jouissance pédophile, que le protagoniste de cette histoire recherche. Le rôle de « proie » pour le désir pédophilique d’un autre lui procure cette jouissance masochiste d’auto-crucifixion (le texte le déclare tout explicitement) ; mais le rôle de « prédateur » ne la lui en procure pas moins.[4] Pour adopter une langue qui est encore plus redevable à la « langue des écoles » philosophique que ne l’est la langue de l’ « instance informée » et de l’ « instance informatrice » dont nous nous sommes servi en haut, le masochisme s’y révèle n’être ni une « paraphilie » ni une forme de pratique érotique spécifique mais plutôt un « mode d’intentionnalité » - c’est-à-dire de quelque chose qui peut s’appliquer à, et s’accaparer de, toute « paraphilie » vraie et toute pratique érotique à objet fixe. Loin d’être une « parasexualité » existant et opérant sur le même plan que toutes les autres « parasexualités » – un « fétichisme de la souffrance », par exemple, comme la pédophilie serait un fétichisme du corps enfantin ou le voyeurisme un fétichisme de l’impression visuelle – le masochisme serait bien plutôt à comprendre comme le mode spécifique d’intentionnalité qui ferait ressortir de toute expérience sexuelle son aspect de souffrance et de misère et qui apprendrait à jouir précisément de cet aspect.
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Une fois conçue cette distinction entre, d’un côté, des « paraphilies de rang ontologique inférieur » et des « paraphilies de rang ontologique supérieur » - ou, à proprement dire, des « modes d’intentionnalité » érotiques – dans une liste comme celle dressée par Krafft-Ebing, il faut reconnaitre que le masochisme n’est pas la seule anomalie ni le seul membre de cette deuxième classe dans la typologie de Krafft-Ebing.
Le sadisme, évidemment, peut aussi se présenter comme un « mode d’intentionnalité générale ».
Caractérisation du sadisme ; Horkheimer ; « raison instrumentale »
Vis-à-vis de celui-ci, le masochisme prend forme comme une « raison non-instrumentale » de forme extrême, qui puise dans la tradition théologique d’un salut qui laisse le monde déchu intact en tout détail.
Kafka : « Vous n'avez pas besoin de quitter votre chambre. Restez assis à votre table, et écoutez. Vous n'avez même pas besoin d'écouter, attendez simplement, ne bougez pas, restez seul. Le monde va venir librement s'offrir à vous pour être démasqué. Il n'a pas le choix, il va se dérouler en extase à vos pieds. »[5]
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Ceci donne un cadre pour analyser cette partie du récit de l’ « homme qui rétrécit » qui semble à première vue sa partie principale : la longue lutte avec l’araignée géante qui domine, après l’écoulement de quelque temps, sa vie dans le sous-sol.
Le cadre philosophique de « The Shrinking Man »
A première vue, la tradition philosophique dans laquelle le masochisme puise n’y joue aucun rôle
Le cadre est en partie Sartrien (« l’air du temps »)
Le monde imaginaire et philosophique de Sartre se caractérise d’un refus du masochisme ; il s’agit d’une attitude interventioniste, sadique.
Même la préfiguration de l’ « homme houellebecquien » chez Sartre – le protagoniste d’ « Erostate » - est plutôt sadique
Cette attitude se trouve mise en scène très souvent dans les scènes dans le sous-sol.
S’il y a une autre attitude philosophique qui vient suppléer ou même déplacer ce sartreanisme, c’est un espèce de providentialisme krishnamurtrien.
Les tout dernières scènes
Un panthéisme apaisant qui rappelle Bossuet et l’âge classique
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Il est intéressant de noter l’analogie ici avec Houellebecq.
Scène charnière d’ « eco-bobisme »
La même idéologie – en forme, il faut l’admettre, beaucoup plus méconnaissable – se repère au deuxième roman, qui achève, tout à la fin du vingtième siècle, le portrait du « raté sexuel définitif » que Houellebecq a légué au vingt-et-unième.
Qui y regarde d’un peu près ne peut manquer de constater, dans un passage clé des Particules Elémentaires – à savoir, la description du moment où le protagoniste Bruno, un « vaincu » sexuel tout au long de sa vie, semble enfin « vaincre » et atteindre le but érotique qu’il cherche, désespérément, depuis son adolescence – la même dissonance dérangeante avec (ce qu’on aurait cru) une orientation fondamentale du monde houellebecquien.
Bruno et Christiane - la jouissance de deux corps humains immergés dans l’élément primordial, pré-humain, de l’eau de mer ; la conscience aigue du « grondement sous-marin », des « étoiles visibles entre les branches de pin entrelacées », des nuages et de la lune, y jouent toutes leur rôle essentiel.
Bref, il s’agit du « sentiment océanique » de Romain Rolland. En se dissolvant dans le plaisir engendré par le « petit autre » qui est le partenaire sexuelle, l’« un » qui est le sujet individuel se dissout dans le « grand autre » d’une « conscience cosmique » qui a les caractéristiques à la fois de la subjectivité et de la Nature.
Le désaccord entre une telle scène d’un côté et, d’autre côté, cette orientation fondamentale vers l’ « abjection » sexuelle du mâle qui semble mettre le monde envisagé par Houellebecq hors de portée de l’accusation de « machisme » ne se manifeste peut-être que sous la forme d’une certaine ironie. Même celui qui ne comprend pas tout de suite ce qu’il y aurait de « machiste » dans ce portrait du bonheur sexuel en tant que « sentiment océanique » reconnaitra au moins une tension profonde entre cette scène et une des principales entre les thèses socio-philosophiques du grand « roman à thèse » qu’est Particules. Cette première rencontre de Bruno et Christiane – l’occasion, dit Houellebecq, du « plus grand plaisir que Bruno avait jamais connu » et début du seul bonheur éphémère dont Bruno jouira dans sa vie abjecte - a lieu, ironiquement, dans un contexte qui puise dans toutes les sources imaginaires et affectives de ce rêve « soixante-huitard » d’une « existence en symbiose avec la Nature » qui, à l’époque de la composition des Particules Elémentaires, était déjà depuis longtemps devenu l’idéologie établie d’un nouveau élite sociale et sexuelle (celle des « écolo-bobos » qui aujourd’hui, vingt ans plus tard, ont presque achevé de prendre la relève des anciennes couches sociales dominantes en France et ailleurs). Il s’agit, on le sait, d’une idéologie dont Houellebecq s’est efforcé dans Les Particules Elémentaires de montrer, à l’encontre des lieux communs médiatiques de l’époque qui ont vu dans « ‘68 » l’aube d’un nouveau monde sans précédent et sans tache, le côté froid, dur et barbare – c’est-à-dire les aspects sous lesquels les adhérents à cette idéologie seraient restés les héritiers, et même devenus les restaurateurs, contre la bourgeoisie conservatrice et sans mélange de bohème qu’ils ont chassée, de toutes les hiérarchies darwiniques du monde d’avant le monde bourgeois.
Qu’on peut, dans le monde comme Houellebecq le voit et l’interprète, être à la fois « éco-bobo » et « machiste » jusqu’ au viol et au meurtre se démontre, dans Les Particules Elémentaires, au personnage de David. David se trouve rejetée et condamné, bien sûr, sans appel sur le plan moral dans ce roman définitif du monde imaginaire houellebecquien ; mais les affinités entre cette scène de « premier amour attardé » entre Bruno et Christiane et les scènes de paganisme-naturisme orgiastique dont David forme le centre donnent à penser que les « bons » et les « méchants » de ce monde houellebecquien jouent, en fin de compte, un même jeu aux mêmes règles cosmo-philosophiques.
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On éspererait une autre voie pour le protagoniste de Matheson.
Y est-il une lecture alternative des dernières scènes ?
En effet, ces scènes semblent y inviter. Le dernier quart d’heure du film est plein d’anomalies.
La lutte avec l’araignée n’a pas lieu
Elle s’éternise
Le « changement » c’est le changement purement interne et intentionnel du masochisme…
[1] « Soumission » de Michel Houellebecq : La conversion pour les nuls, Christoph Kantcheff, Politis, janvier 2015.
[2] Voir, par exemple, Prostitution, pas de pitié pour les ratés, Marc Molk, Causeur, 13 mai 2016.
[3] Matheson souligne, en effet, ce parallelisme en se servant de techniques qui ne sont pas plus subtiles qu’on n’aurait le droit de s’y attendre dans un roman alimentaire de « pulp fiction » comme « The Shrinking Man ». « Seize ans…l’âge des premières promesses » se murmure le protagoniste à lui-même sitôt qu’on l’informe par de l’âge putative de la jeune gouvernante et se demande tout de suite après : « où avait-il entendu ces mots ? » Le lecteur le sait. Il les avait entendus, cinquante pages plus tôt dans le récit, dans la bouche du vieux pédéraste.
[4] La nécessité de reconnaitre cette susceptibilité de la « paraphilie » pédophilique, comme par ailleurs de toutes les « paraphilies » de rang ontologique inférieur, de devenir un véhicule d’une « paraphilie » de rang ontologique supérieur comme le masochisme est devenue d’autant plus grande dans notre époque actuelle, où cette perversion est devenu elle-même une espèce de « fétiche » de notre discours politico-culturel. On mesure, en effet, le degré du dévoiement d’un certain féminisme à la naïveté
[5] Il est, naturellement, tout aussi légitime d’interpréter ce passage en des termes entièrement non-religieuse, comme une description de l’expérience de l’écrivain et de la perspective sur le monde nécessaire à la vraie écriture.